LE MARCHEUR

Comme chaque jour, j'ouvre les yeux sur l'obscurité insondable.
Je ne m'en étonne plus.
Je pleure. Je commence à avoir faim.
Quand la faim sèche mes larmes, je me dresse sur mes deux jambes et je marche. Un pied devant l'autre, jusqu'à l'hallucination, jusqu'à l'épuisement.

Cela fait quarante-trois ans que je suis ici et je ne sais toujours pas où je suis vraiment. Ici c'est noir et grand. Très grand et vide. En arrivant je croyais m'y protéger.
Vous pourrez croire que je suis fou mais c'est loin d'être vrai. Je fais très attention à ma santé mentale, c'est tout ce qu'il me reste. Alors j'écris, dans ma tête évidemment. Il faut faire se former les idées, les rêves, les désirs, les déceptions, s'en débarrasser, les évacuer. Oh, j'en conviens il m'arrive parfois de perdre pied, d'être submergé. Je me démultiplie, je me tiens compagnie, j'invoque les dieux, je ris, je danse, je parle peu, je pleure beaucoup. Et ça finit toujours pareil : je m'endors d'épuisement.

C'est pour ça que je respire encore; j'en suis persuadé. Je tombe amoureux de tout et n'importe quoi. Pendant longtemps, j'ai été amoureux de mon pied droit, jusqu'à ce que je perde deux orteils, d'usure.

Un jour j'ai commencé à entendre des voix. Je les ai cherchées. J'espérais trouver des compagnons, je n'ai trouvé que des fantômes. Une armée de fantômes, bruyante et inaccessible. J'ai passé un temps infini à tenter d'entrer en communication avec eux. Ce fut impossible, leur vacarme est inintelligible et ils ne semblent pas entendre ma voix. Quelle frustration !
Comment ne pas se sentir seul au milieu de cette foule ?

Parfois, je repense au monde, le vrai ... enfin le reconnu, celui de Newton et celui de Darwin. Je me souviens qu'il y avait des gens qui souriaient et qui échangeaient. Je me souviens que j'étais avec eux, parmi eux, presque.
Au final, je n'aime pas trop me rappeler de cette période, très vite ce souvenir me retourne l’estomac. Pourtant j'aimerais tellement pouvoir les retrouver, me mêler à la foule et en faire partie intégrante ! J'ai trop peur alors je continue seul.

J'ai déjà croisé d'autres marcheurs comme moi. On se reconnaît, enfin on croit se reconnaître. Mais il y a un problème, nous ne sommes pas sur le même plan, un truc comme ça. Toujours est-il que l'on n'arrive jamais à rester ensemble très longtemps. C'est le plus douloureux je crois ; savoir que l'autre est là, mais devoir repartir seul à chaque fois.

Maintenant cela fait plusieurs jours que je marche sans avoir croisé personne, même pas un fantôme. Je suis fatigué, très fatigué. Je m'écroule. Je ne sens rien.
Ce n'est pas tout à fait vrai. J’entends d'abord mon crâne frapper le sol avant de ressentir la douleur rayonner. Je ferme les yeux et tout s'illumine !
Peut-être qu'à mon réveil je serai de retour ?
Tout sera comme avant.
Lumineux et bruyant.
Ici tout est silencieux,
tellement silencieux.

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